Portraits pionniers : Chasse-Marée
Valoriser les produits du Saint-Laurent, une conserve à la fois

Le mouvement manger local est de plus en plus présent dans nos discussions, nos débats politiques et, on l’espère, dans nos actions (ou notre consommation). Il existe plusieurs idéologies autour de ce concept qui ne seront pas toutes expliquées et prises en considération dans cet article. Afin de bien établir les bases, parlons du concept de manger local au Québec en prenant en compte la proximité, les ressources du territoire, la saisonnalité et surtout, dans ce cas-ci, notre fleuve Saint-Laurent.
Véritable mer nourricière, le Saint-Laurent compte plus d’une centaine d’espèces comestibles et subvient aux besoins en eau potable de la majorité des riverains (on parle ici de plus de 80% de la population du Québec).

Fleuve Saint-Laurent © Nancy Guignard
“Ce qu’il faut véritablement savoir c’est qu’on exporte plus de 80% des ressources comestibles du Saint-Laurent dans d’autres provinces ou à l’étranger. À croire qu’on ne réalise pas la chance que l’on a de vivre à ses côtés.
En résumé; on mange les crevettes du Mexique ou des pétoncles d’Asie et on exporte les nôtres. On repassera pour parler du kilométrage alimentaire, de la qualité et de la fraîcheur des produits dans nos assiettes.
Pourquoi ne valorisons-nous pas les produits de notre fleuve Saint-Laurent ?

Festin de crevettes du Saint-Laurent © Nancy Guignard
C’est une question qu’il est temps de se poser. Le collectif Mange ton Saint-Laurent! travaille depuis déjà quelques années à mettre en valeur les ressources animales et végétales comestibles issues du Saint-Laurent, de promouvoir le plaisir de manger ces aliments locaux et de soutenir l’autonomie alimentaire.
Nul besoin de vous dire que le manque d’intérêt à connaître et à s’approprier les ressources du Saint-Laurent est difficile à comprendre pour un européen qui a été exposé au milieu maritime et aux produits de la mer toute sa jeunesse. Guillaume, cofondateur de Chasse-Marée et océanographe, est natif de Paris. Ses voyages en Europe, notamment pour les études, avec une spécialisation en gestion de ressources maritimes à Sète, lui ont permis de voir et de comprendre ce qui se fait pour valoriser les espèces marins, notamment via les conserveries.
Au-delà des divers organismes, il y a des entrepreneurs innovants qui sont de véritables acteurs de changement, cataclysme dans leur milieu et plus précisément, dans ce cas-ci, dans une industrie bien ancrée, pour ne pas faire de jeu de mot, celle de la pêche et de la transformation.
Chasse-Marée a été sélectionnée par FLOTS, notre projet d’accélérateur et d’incubateur d’entrepreneurs au service de l’économie bleue, comme étant une entreprise à fort potentiel de croissance.
Après plusieurs années de recherche et développement, Emmanuel Sandt-Duguay et Guillaume Werstink, les deux fondateurs, sont fiers d’avoir lancé leur première gamme de conserves de produits de la mer du Québec cet été.


Conserves Chasse-Marée © Nancy Guignard
Les deux entrepreneurs ont des profils distincts, des compétences complémentaires et, surtout, une passion pour les produits de la mer.
Emmanuel est un jeune pêcheur aguerri qui sillonne les eaux du Saint-Laurent depuis son plus jeune âge. Il cumule plus d’une quinzaine d’années d’expérience dans les pêches commerciales. Titulaire d’un baccalauréat en biologie marine et d’une maîtrise en gestion des ressources maritimes, Emmanuel est un capitaine soucieux de la pérennité des écosystèmes marins.


Emmanuel Sandt-Duguay, cofondateur de Chasse-Marée © Nancy Guignard
Guillaume est océanographe et chef de projet en pêche et aquaculture de formation. Il dispose d’une double compétence qui lui permet de jeter un regard avisé sur les enjeux de mise en valeur et de gestion des ressources marines. Après avoir parcouru les maritimes et s’être impliqué dans différents projets de développement de l’industrie des pêches et de l’aquaculture, c’est à Rimouski que Guillaume décide de s’amarrer en 2010.


Guillaume Werstink, cofondateur de Chasse-Marée et Pique-nique aux conserves Chasse-Marée © Nancy Guignard
Tout deux basés à Rimouski, Guillaume et Emmanuel ont à cœur de valoriser la diversité des produits de la mer québécois, promouvoir une pêche responsable et rapprocher les consommateurs des pêcheurs.
Laissez-moi vous raconter la genèse de Chasse-Marée. D’abord, ils sont de bons amis depuis plus de vingt ans. Leur parcours universitaire, leurs valeurs fortes et leurs intérêts communs pour la mer et la gastronomie les ont rapprochés. C’est lors d’un souper informel entre amis qu’une discussion plus animée sur la difficulté d’approvisionnement des produits marins d’ici avec, entre autres, la cheffe Colombe St-Pierre (Chez St-Pierre, Les Chefs!) et Normand Laprise (Toqué! Beau Mont, Brasserie T.) que l’histoire de Chasse-Marée est née.
Emmanuel s’est d’abord proposé pour offrir un circuit court qui permettrait aux Chefs de servir des produits frais et de grande qualité en 24-48 heures sur leur table. Rapidement, l’information a circulé à Montréal, Québec et, évidemment, dans le bas du fleuve.
Il faut savoir qu’au Québec, la saison de pêche est courte et qu’on pêche de gros volumes. Niveau organisation, les pêcheurs ne peuvent pas se permettre de faire du cas par cas (ex. prendre les commandes individuelles de chefs.), ils font donc affaire avec un grand acheteur qui lui distribue et/ou exporte nos ressources en grande quantité.
Par contre, pour Emmanuel et Guillaume, offrir des produits de qualité sur les grandes tables du Québec était plus gratifiant et près de leurs valeurs. Ils ont donc poussé l’idée plus loin dans le but d’avoir un modèle économique viable et de valoriser les espèces plus méconnues du Saint-Laurent, et ce, à l’année.
Il était important pour nous de sortir des espèces que l’on consomme fortement pendant une courte période comme le crabe, le homard ou la crevette. Nous voulons faire la démonstration d’autres espèces, comme le bourgot, qui est un produit de qualité et le rendre accessible à longueur d’année.
Le bourgot est un mollusque de la famille des gastéropodes, apprécié pour ses qualités gustatives et nutritives (riche en protéine, en fer, en vitamine B et C, ainsi qu’en phosphore et en calcium).

Buccins (Bourgots) © Nancy Guignard
Comme il est, lui aussi, pêché en grande quantité sur une courte période de l’année. Comment faire pour le valoriser et le conserver à l’année ?
En conserve. La réponse est simple, mais le chemin pour en arriver là a été plutôt ardu. Notamment dû à la difficulté d’obtenir des permis ministériels et du manque de soutien politique.
La conserverie apporte une deuxième transformation à forte valeur ajoutée. On souhaite que le consommateur redécouvre le produit en conserve et le trouve aussi bon sinon meilleur que lorsqu’il est frais.
Le but était aussi de faire un projet régional qui rayonne dans toute l’industrie québécoise. Chasse-Marée s’est d’ailleurs associé avec des chefs de la région (Colombe St-Pierre (Chez St-Pierre), Pierre-Olivier Ferry (Atelier Ferry) et Tommy Roy (Arlequin)) pour élaborer des recettes uniques. À noter qu’ils sont tous impliqués dans la cause Mange ton Saint-Laurent!


Buccins (Bourgots) à la bisque de homard, Portrait de la Cheffe Colombe St-Pierre © Nancy Guignard
À l’heure actuelle, on compte trois produits de conserves de bourgots; à l’huile de cameline, à la bisque de homard, à la saumure boréale.
Vous pouvez trouver leurs produits dans une cinquantaine de points de vente et prochainement via une boutique pignon sur rue qui se trouvera à la même adresse que l’usine. À noter que plusieurs buvettes utilisent également leurs bourgots sur le menu, notamment au Arlequin version cour intérieure de la nouvelle Distillerie du St. Laurent.
L’une des missions de Chasse-Marée est aussi de briser les paradigmes qui existent sur les produits en conserve.
On doit sortir de la perception que les conserves sont des produits de dépannage comme la classique canne de thon. Nous sommes dans un produit plus raffiné, plus haut de gamme tout en étant accessible.
À noter que les conserves sont un produit phare des apéros / repas et plateaux à partager en Europe, plus particulièrement au Portugal et en Espagne où l’on retrouve même des boutiques Comur (conserverie depuis 1942) parmi les boutiques des aéroports. La passion pour la mer a toujours été un symbole et une marque du peuple portugais.
Parmi les autres défis des petites entreprises en région; le manque de main d’œuvre qualifiée. Parmi les deux premières années destinées à la recherche et au développement, les deux entrepreneurs ont pu compter sur l’expertise de Sandra Autef, biologiste et chargée de projets. Lors de la commercialisation des produits, Guillaume s’est libéré de ses autres obligations professionnelles pour se consacrer au développement de Chasse-Marée.
Nous souhaitons réellement travailler avec des gens qui ont la cause à cœur, qui sont enthousiastes à l’idée d’innover, de faire les choses autrement.
Vous pouvez désormais voir l’usine Chasse-Marée située à Rimouski, en bordure du Saint-Laurent. Le bâtiment a subi d’importantes améliorations et est désormais maximisé pour les activités de pêche et la conserverie de Chasse-Marée. Pour ce faire, les entrepreneurs ont fait appel à des experts outre-mer afin d’optimiser la mise en conserve de produits marins, expertise qui gagnerait à être développée au Québec.
Pour sa part, Emmanuel continue également ses activités de pêche avec le crabe, la mactre de Stimpson et le flétan pour ne nommer que ceux-ci. Il est également impliqué dans l’Association de gestion halieutique Mi’kmaq et Malécite (AGHAMM) qui a pour mission de promouvoir la gestion durable et la conservation des écosystèmes aquatiques et océaniques sur les territoires et zones d’Activités des Micmacs de Gesgapegiag, de la Nation Micmac de Gespeg, ainsi que de la Première Nation Malécite de Viger, tout en favorisant leurs intérêts et leur participation dans les processus de congestion. Il introduit notamment de jeunes pêcheurs à une pêche au thon rouge respectueuse de l’espèce et de l’environnement.


Pêche à l’aube avec Emmanuel Sandt-Duguay et buccins (bourgots) © Nancy Guignard
Leur ambition ne s’arrête pas là. Emmanuel et Guillaume ont de nombreux projets à venir, notamment le développement de nouveaux produits dans le but de valoriser d’autres espèces, notamment la mactre de Stimpson.
Malgré le fait que de grandes décisions institutionnelles doivent être prises et qu’il y a beaucoup d’éducation à faire, l’approche des deux entrepreneurs est remplie d’espoir.
On doit être fier de consommer nos produits du Saint-Laurent. On veut que les gens demandent des produits comme l’oursin à leur poissonnerie de quartier.
Il est temps de se réapproprier nos espèces marines. Collectivement, on doit prendre conscience de la chance que l’on a a et s’organiser pour être en mesure de combler nos besoins d’abord. L’idée ici n’est pas de cesser l’exportation de nos produits d’exception. La pêche représente d’importantes retombées économiques et nourrit de nombreuses communautés côtières. Le réseau de distribution actuel est inadapté et désuet. Nous sommes ancrés dans un vieux modèle qui n’a pas changé depuis l’avènement de l’économie des pêches au Québec.
Et vous, voulez-vous faire partie du changement ?

À propos de l’auteure
Nancy Guignard
Rédactrice et photographe indépendante, Nancy Guignard use de sa sensibilité pour raconter des histoires en mots et en images. La connexion avec la nature est primordiale pour sa créativité.